Critiques des "Femmes savantes"




Ce qui étonne le plus chez Arnaud Denis, qui n'a que 26 ans, c'est sa maturité. Il ne compte que sur la pertinence de ses mises en scènes pour se faire remarquer, se refuse à tout effet tape-à-l'oeil, toute provocation gratuite. Si Philaminte est ici jouée par un homme, ce n'est pas pour exciter à bon compte, mais pour revenir aux sources, puisque c'est un certain Hubert qui créa le rôle du temps de Molière. Bien sûr Jean-Laurent Cochet est phénoménal en matronne, avec ses anglaises blondes, massive comme une tour dans sa robe à vertugadin. Mais il est avant tout terrorisant. Quand Philaminte darde sur son mari son regard méchant, on comprend que le pauvre Chrysale se rende sans coup férir. Il n'y avait que le traverstissement pour conférer tant d'autorité à cette femme dominante. Si Cochet se montre ébouriffant, il convient d'ajouter qu'il est bien entouré. Anne-Marie Mailfer (Bélise), Jean-Pierre Leroux (Chrysale), Marie-Julie Baup (Henriette), Elisabeth Ventura (Armande) et Arnaud Denis lui-même (Trissotin séduisant et pervers à souhait) sont à la hauteur du maître. Tombée entre ses mains expertes, la pièce exprime tout son suc. Le public ne se tient plus de joie.

Jacques Nerson
TéléObs

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Arnaud Denis n'a que 26 ans et met en scène avec nerf et clairvoyance "Les Femmes savantes". De cette avant-dernière comédie de Molière, travaillée quatre ans durant, on a souvent caricaturé le propos, insistant trop sur la critique (misogyne) que Molière y fait des prétentions intellectuelles des femmes en opposant les choses du cœur et du bon sens aux vertus trop ascétiques de l'esprit. Or, on réalise ici que l'auteur de "Tartuffe" y dénonce aussi l'hypocrisie, le conformisme des modes du temps et de la bienséance de la cour, les diktats du pouvoir ; surtout, il y dépeint avec une tendre détresse la guerre civile au sein du couple, de la famille, la différence radicale entre mari et femme, enfants et parents, et la solitude à laquelle elle conduit. C'est en travesti justement qu'est jouée Philaminte, la tyrannique mère savante, comme si une femme apparemment si étrange ne pouvait être jouée que par un homme, ce qui fut le cas d'ailleurs à la création, en 1672. Face à son honnête et bon époux (Jean-Pierre Leroux), Jean-Laurent Cochet est Philaminte. On est un peu surpris d'abord, puis plus du tout. Tel un acteur de nô, il a adopté jusqu'au bout des bagues la féminité du personnage. On ne sait plus de quel sexe il est, ni même ce qu'identité sexuelle veut finalement dire. Vertige.

Fabienne Pascaud
Telerama
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Un régal

J’entends déjà des réticences : « Encore un Molière ! ». Oui, du Molière encore… Mais du vivant, servi qui plus est par des comédiens de talent. Dans ces « Femmes savantes » ni esbroufe ni surenchère visant à dépoussiérer l’œuvre bien connue. Quoi qu’il en soit, avec simplicité et intelligence, la mise en scène d’Arnaud Denis offre de quoi réconcilier les plus circonspects avec ce que l’on appelle, à raison, un classique.

Rappelons avant tout l’histoire en quelques mots. Un monde sépare Philaminte, autoritaire maîtresse de maison, et son mari Chrysale. Si elle est entièrement dévouée aux nourritures intellectuelles, son mari s’intéresse davantage aux plaisirs terrestres. Dans cette famille, deux clans s’opposent. D’un côté les savantes : Philaminte, sa belle-sœur (Bélise) et Armande (sa première fille) ; de l’autre : Ariste (son frère), Chrysale, et Henriette (sa seconde fille) voyant davantage la femme en tant que mère et épouse.

La fissure existant entre ces deux clans s’exacerbe lorsque Henriette choisit Clitandre, ancien prétendant de sa sœur, comme époux. Malade de jalousie, Armande intrigue contre sa sœur et seconde sa mère dans ses projets de voir Henriette épouser ce bel esprit de M. Trissotin. Chrysale, dévoué à la cause d’Henriette, voit alors l’occasion de reconquérir sa culotte de chef de famille. Évidemment, les masques de chacun tombent, et l’onctueux Trissotin se révèle être un parasite.

Rien de poussiéreux, rien de superflu dans ce spectacle. Car, au-delà de la satire d’une société et de thèmes sujets à controverses, ici, ce sont avant tout des portraits hauts en couleur qui nous sont donnés à voir. D’ailleurs, l’intention du metteur en scène est évidente. « Si Molière nous met en garde, sans prendre parti, contre une forme de culture de l’esprit qui nous ôterait notre bon sens, il décrit avant tout une famille en pleine crise. » De fait, la mise en scène respectueuse d’Arnaud Denis s’attache à rendre ce qu’il y a d’indémodable dans cette œuvre : les rapports de force existant entre les personnages. D’un certain point de vue, revenir à l’essentiel, en dénonçant par la farce la démesure, le manque de bon sens et d’équilibre. L’art de rendre à un classique tout son lustre actuel.

Pour appuyer ces considérations, la scénographie mêle astucieusement des costumes d’époque à un décor sobre et contemporain. Par sa simplicité, elle laisse alors aux comédiens toute leur liberté de jeu. La troupe se réapproprie avec aisance les tournures délicates de la langue de Molière. Les ressorts comiques sont restitués avec légèreté. Et l’ensemble de la représentation respire alors le plaisir de jouer. De fait, l’interprétation de chacun des comédiens est un vrai délice. Leur interprétation est naturelle et leur plaisir non dissimulé. Philaminte est campée avec justesse et sans bouffonnerie par un jubilatoire Jean-Laurent Cochet. Anne-Marie Mailfer (Bélise) est truculente dans son rôle de cinglée persuadée d’être aimée par tout homme qui croise son regard. Arnaud Denis joue avec plaisir un Trissotin onctueux, parasite magnétique. Quant à Marie-Julie Baup, elle incarne avec une belle sincérité une Henriette inflexible.

Aucune niche d’ennui donc, bien au contraire. Le rythme de la mise en scène est juste, le naturel prime et la langue de Molière (re)devient fluide. Alors, c’est repue et sourire aux lèvres que j’ai quitté la salle chaleureuse du Théâtre 14… Un vrai régal ces Femmes savantes !

Maud Dubief
Les Trois Coups