"Un nouveau processus d'écriture" : entretien avec Joël Pommerat


Je ne dirais pas que j'ai pris le bifrontal pour "faire" quelque chose. Le bifrontal est l'élément premier du processus de création. Au sortir de Ma Chambre froide et de son dispositif circulaire, j'ai eu le désir de me mettre dans une situation scénographique différente. C'est le soir de la première de Ma Chambre froide que j'ai ressenti ce désir évident et fort de faire cette nouvelle création, à laquelle je pouvais enfin réfléchir puisque Ma Chambre froide était finie, en bifrontal. Ce n'est que bien après que j'ai réfléchi à ce que j'allais mettre dedans. Traditionnellement, je ne peux pas commencer à réfléchir à ce que je vais faire si je n'ai pas l'assurance que je vais pouvoir le faire. Cette assurance, c'est quand j'ai un espace devant les yeux qui existe et me fait penser que quelque chose va pouvoir avoir lieu, que du théâtre va pouvoir avoir lieu. Du coup se pose la question : « à quoi va pouvoir me servir le théâtre? Qu'est-ce qui va me permettre de raconter ce qui serait selon moi important de raconter ». Je suis quelqu'un qui pense que des choses intéressantes à raconter, il y en a des milliers, et que la difficulté ce n'est pas de trouver une chose importante à raconter mais de sélectionner parmi tous ces possibles la chose qui est évidente dans ce temps précis.
Je me suis retrouvé très content devant ce dispositif bifrontal, et j'ai pu commencer à faire des ateliers de recherche avec des comédiens invités, qui ne sont pas aujourd'hui dans la distribution. J'ai commencé à travailler dans cet espace pour le ressentir, le connaître et l'éprouver car c'est la première fois que je le travaillais. C'est à partir de ce moment là que je me suis demandé ce que j'avais envie de raconter. Parmi tous les possibles, lequel est le plus urgent, le plus important. Et là est arrivée, pour des raisons certainement intimes et personnelles que j'aurais du mal à décrire ici, la question de la relation amoureuse. La relation amoureuse comme la relation entre deux êtres mais aussi la relation à l'amour. La relation amoureuse c'est la relation de soi à l'amour. Après chaque terme renvoie à une question ou à un autre terme. J'ai une réticence à poser un terme définitif parce que je ressens bien que cet espace là, que je vais qualifier pour l'instant de relation amoureuse parce que j'ai utilisé ce terme , est un espace de questionnement, de flottement, d'interrogation, de trouble, de questions à l'infini. Je suis peu à peu entré dans le désir d'affronter ce sujet, cette question, d'une façon innocente et non surplombante, c'est à dire sans finalement me mettre en situation de connaissance ou de réflexion de type sociologique ou même philosophique sur le sujet.
C'est la première fois que je fonctionne comme ça, sans doute parce que le sujet me touchait, m'interrogeait de bien plus près et d'une façon bien plus mystérieuse que les autres sujets. Pour les autres sujets, j'ai su définir quel était mon point de vue. Pour ce sujet là, je ne suis pas sûr que je serais capable d'articuler un point de vue. Je pense qu'un jour, je ferais un autre spectacle sur cette zone avec une approche qu'on pourrait qualifier de plus sociologique, anthropologique. J'ai dit que je faisais du théâtre anthropologique, ce qui est une façon particulière pour moi de me positionner face au sujet, et là je ne l'ai pas fait. Je pense que cet espace-là m’a démontré quelque chose que, sans doute, les autres espaces ne m’ont pas démontré. Je prends un exemple : deux personnes, un homme et une femme, qui se font face à face en se disant des choses relativement banales, mais qui se le disent à 15 mètres de distance, dans cet espace complètement vide, avec ce recul l’un par rapport à l’autre, avec le spectateur qui est positionné sans possibilité d’embrasser du regard les deux en même temps, obligé de passer de l’un à l’autre, ou bien obligé d’en voir un très très loin au fond et, comme une caméra subjective, d’être derrière l’épaule de celui qu’on voit de dos. Sans doute que cette amplitude là, permise par cet espace sur des situations aussi simples que deux personnes, un homme, une femme ou deux hommes, m’a convaincu que c’était possible de traiter ce sujet hautement à risque, hautement banal, hautement fuyant par excellence. J’ai employé la formule « relation amoureuse », il est question du lien dans beaucoup de situations, du lien d’un être à un autre être. Pour dessiner ce lien, quoi de mieux que cet espace là qui permet de créer des amplitudes différentes à ce lien : rapprochement, écart moyen, très grand écart, éloignement, mouvement, télescopage... Cet espace est on ne peut plus intéressant et est approprié à ce thème à ce sujet de façon formidable. Mais ça je ne l’ai pas conscientisé, je ne me suis pas dit que j’allais faire un spectacle sur l’amour et que j’allais travailler en bifrontal et je vais travailler sur l’éloignement. Je préfère qu’il y ait d’abord l’évidence de quelque chose, et qu’après on l’interroge pour se dire que c’est ça qui fait que ça paraît juste.
Cette pièce ou cette écriture c’est peut-être la chose la plus intime ou la plus proche de moi que j’ai fait mais ce n’est pas d’une façon réfléchie. Ce n’est pas comme quelqu’un qui dirait : voilà j’ai telle chose à régler avec l’amour et je vais montrer ce qu’il en est, au contraire c’est plutôt que je me suis donné comme intention de départ de produire des fictions totalement éloignées de moi mais que je vais essayer d’apprécier comme des fictions, pour leur intérêt en elles-même, éventuellement pour leur résonance entre elles. Mais je crois qu’en faisant cette sélection, qu’en faisant ce choix, qu’en inventant, qu’en retenant certaines choses plutôt que d’autres, je parle extrêmement de moi et je parle beaucoup plus de moi en agissant de manière intuitive sur ce que j’aime et veux retenir ou non. En agissant comme ça, ce qui est un processus très différent de quand j’écris une pièce comme Ma Chambre froide où je commence par écrire tout ce dont je voudrais parler et qu’ensuite vient l’élaboration d’une fable qui tendrait à représenter ce dont j’aimerais parler. Il y a alors un contrôle et une chose qui devient un peu extérieure à moi. Là, dans ce rapport et ce travail sur des intuitions et des mouvements intérieurs injustifiés, je sens bien que je me retrouve à me dévoiler, peut-être mais plus que si j’avais écrit des scènes qui racontaient ma vie. Je reprécise bien qu’aucune de ces scènes ne parle de moi. Mais toutes ces scènes absolument fictionnelles sans aucun rapport avec moi, si elles m’ont plu c’est certainement parce qu’elle parlent de moi.Joël Pommerat, propos recueillis par l’équipe des relations avec le public.
Janvier 2013.