"La lettre aux acteurs" de Valère Novarina

La Lettre aux acteurs, Valère Novarina, Le Théâtre des paroles, 1989


J'écris par les oreilles. Pour les acteurs pneumatiques.

Les points, dans les vieux manuscrits arabes, sont marqués par des soleils respiratoires... Respirez, poumonez ! C Poumoner, ça veut pas dire déplacer de l'air, gueuler, se gonfler, mais au contraire avoir une véritable économie respiratoire, user tout l'air qu'on prend, tout l'dépenser avant d'en reprendre, aller au bout de son souffle, jusqu'à la constriction de l'asphyxie finale du point, du point de la phrase, du poing qu'on a au côté après la course.Mat


Bouche, anus. Sphincters. Muscles ronds fermant not'tube.Da L'ouverture et la fermeture de la parole. Attaquer net Mel(des dents, des lèvres, de la bouche musclée)Da et finir net Mel(air coupé)Da. Arrêter net. Mâcher et manger le texte. Le spectateur aveugle doit entendre croquer et déglutir, se demander ce que ça mange, là-bas, sur ce plateau.Mel Qu'est-ce qu'ils mangent ? Ils se mangent ? Di Mâcher ou avaler. Mastication, succion, déglutition.E Des bouts de texte doivent être mordus, attaqués méchamment par les mangeuses Max(lèvres, dents) Da; d'autres morceaux doivent être vite gobés, déglutis, engloutis, aspirés, avalés. Mel Mange, gobe, mange, mâche, poumone sec, mâche, mastique, cannibale ! Max Aïe, aïe !... Di Beaucoup du texte doit être lancé d'un souffle, sans reprendre son souffle, en l'usant tout. Tout dépenser. Pas garder ses petites réserves, pas avoir peur de s'essouffler. Semble que c'est comme ça qu'on trouve le rythme, les différentes respirations, en se lançant, en chute libre. Hu Pas tout couper, tout découper en tranches intelligentes, en tranches intelligibles – comme le veut la diction habituelle française d'aujourd'hui où le travail de l'acteur consiste à découper son texte en salami, à souligner certains mots, les charger d'intentions, à refaire en somme l'exercice de segmentation de la parole qu'on apprend à l'école : phrase découpée en sujet-verbe-complément, le jeu consistant à chercher le mot important, à souligner un membre de phrase, pour bien montrer qu'on est un bon élève intelligent – alors que, alors que, alors que, la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d'air, un tuyau à sphincters, une colonne à échappée irrégulière, à spasmes, à vanne, à flots coupés, à fuite, à pression.

Où c'est qu'il l'coeur de tout ça ? Est-ce que c'est l'coeur qui pompe, fait circuler tout ça ?... A Le coeur de tout ça, il est dans le fond du ventre, dans les muscles du ventre. Ce sont les mêmes muscles du ventre qui, pressant boyaux ou poumons, nous servent à déféquer ou à accentuer la parole. Faut pas faire les intelligents, mais mettre les ventres, les dents, les mâchoires au travail.Mat



Faudra un jour qu'un acteur livre son corps vivant à la médecine, qu'on ouvre, qu'on sache enfin ce qui se passe dedans,Di quand ça joue.A Qu'on sache comment c'est fait, l'autre corps. Parce que l'auteur joue avec un autre corps que le sien. Avec un corps qui fonctionne dans l'autre sens. Du jeu. A Un corps nouveau ? Ou une autre économie du même ? E On ne sait pas encore. Faudrait ouvrir. Di Quand ça joue. A


Le corps en jeu n'est pas un corps qui exagère S (ses gestes, ses mimiques) Da, l'acteur n'est pas un "comédien", pas un agité. S Le jeu, c'est pas une agitation en plus des muscles sous la peau, une gesticulation de surface, une triple activité des parties visibles et expressives du corps T (amplifier les grimaces, rouler des yeux, parler plus haut et plus rythmé) Da, jouer c'est pas émettre plus de signaux ; jouer c'est avoir sous l'enveloppe de peau, l'pancréas, la rate, le vagin, le foie, le rein et les boyaux, tous les circuits, tous les tuyaux, les chairs battantes sous la peau, tout le corps anatomique, tout le corps sans nom, tout le corps caché, tout le corps sanglant, invisible, irrigué, réclamant, qui bouge dessous, qui s'ranime, qui parle. Mat


Mais on veut lui faire croire, à l'acteur, que son corps c'est quinze mille centimètres carrés de peau s'offrant gentiment comme support aux signaux du spectacle, six cent quatre positions expressives possibles dans l'art de la mise en scène, un télégraphe à égrener dans l'ordre gestes et intonations nécessaires à l'intelligence du discours, un élément, un bout du tout, un morceau de l'ensemble, un instrument de l'orchestre concertant. N lors que l'acteur n'est ni un instrument ni un interprète, mais le seul endroit où ça passe et c'est tout. S


L'acteur n'est pas un interprète parce que le corps n'est pas un instrument. Parce que ce n'est pas l'instrument de la tête. Parce que ce n'est pas son support. A Ceux qui disent à l'acteur d'interpréter avec l'instrument de son corps, ceux qui le traitent comme un cerveau obéissant habile à traduire les pensées des autres en signaux corporels, ceux qui pensent qu'on peut traduire quelque chose dun corps à l'autre et qu'une tête peut commander quelque chose à un corps, sont du côté de la méconnaissance du corps, du côté de la répression du corps, c'est-à-dire de la répression tout court. Flo