La Dispute, Marivaux -Mise en scène de Vincent Dussart



Pourquoi être aimé fait-il se sentir plus vivant ?


La Dispute de Marivaux par Vincent Dussart (au Lavoir Moderne Parisien jusqu'au 11 février)

Afin de savoir qui, de l'homme ou de la femme, est le premier infidèle en amour, Marivaux propose une expérience. Quatre jeunes gens, élevés en vase clos depuis le berceau, vont se rencontrer pour la première fois. Sous le regard du Prince, d'Hermiane et du public, ils vont vivre les premières amours.
Au-delà de la fidélité, c'est bien de la relation à l'autre dont il s'agit : qu'est-ce qui se cache derrière le sentiment amoureux, derrière ces sensations bien connues de toute-puissance ou de dépendance ?
Pourquoi être aimé fait-il se sentir plus vivant ?
Des êtres, éperdus du désir de se sentir exister, cherchent à se remplir de l'autre. Face à ce spectacle, Hermiane voit ses certitudes s'envoler. Il ne reste rien d'elle sinon son rôle. Elle non plus ne peut plus jouer…

*****

La Dispute devait initialement être suivie de l'épilogue contemporain Faim de Bernard Souviraa.
La Compagnie de l'Arcade a finalement décidé de ne présenter que La Dispute au Lavoir Moderne Parisien.

"Que de pays ! Que d'habitations ! Il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace" (Eglé)

Pour interroger l'objet de la dispute survenue entre le Prince et Hermiane, "Qui de l'homme ou de la femme a été le premier infidèle en amour", le Prince offre en spectacle le résultat d'une expérience initiée 18 ans auparavant par son père.
Deux filles et deux garçons pris au berceau et dressés individuellement en vase clos vont pour la première fois se rencontrer et être confrontés à leur propre reflet : la cour et les spectateurs assistent alors à la reconstitution artificielle du commencement du monde et des premières amours.

Après cette expérience, Hermiane s'avance vers le public. Elle ne dira pas le monologue prévu à la suite de la pièce de Marivaux : l'actrice se désolidarise de son personnage. Elle a un corps et elle a faim, dit-elle aux spectateurs qu'elle supplie : qu'ils ne la laissent pas seule. Elle rêve sans y croire d'une fusion où la question de l'identité actrice/personnage ne se poserait plus. Où la faim serait comblée, enfin.

Sentiment d'exister : ce soi qui ne va pas de soi…

En mettant en présence des adolescents élevés loin du regard des autres, Marivaux ne nous brosse pas le portait de l'enfant sauvage, il crée un dispositif qui met en jeu des êtres humains dont le sentiment d'exister a été mis à mal par l'isolement, et la conscience de soi perturbée.

En proie à une sensation de vacuité, les adolescents de La Dispute cherchent à se remplir de l'autre et de l'image d'eux-mêmes que l'autre leur renvoie. Sans construction égotique, ils dévorent leur reflet et s'y perdent. Ce dernier est démultiplié dans La Dispute : reflets dans la rivière, dans le miroir, portrait… Mais surtout, reflets dans le regard de l'autre, dans l'image fantasmée d'eux-mêmes qui leur est transmise.

Marivaux questionne donc la construction de soi au travers de la relation à l’autre : qu'est-ce qui se cache derrière le sentiment amoureux ? Qu’est-ce que révèlent les relations de dépendance qui lui sont associées ?

"Je" et "jeu"

La mise en scène et le travail avec les acteurs consistent à faire ressentir ce trouble de l'ego, à donner à voir cette défaillance du sentiment d'exister.

Les personnages de La Dispute, fonctionnent tous selon le même schéma.

Ils apprennent tout d’abord à dire "je". Puis la rencontre avec l'autre (le "vous") fait vaciller leur conscience d'eux-mêmes, ils ne peuvent plus se définir, et disent "on". Enfin ils fusionnent dans le "nous", et y perdent leur "je".

De ce schéma relationnel est née une gestuelle – un geste est associé au "je". Chaque personnage apprend le "vous" du "je" de l'autre – le "on" est une incapacité à bouger – le "nous" est l'association des deux "je".

Il s'ensuit donc un travail quasi-chorégraphique né du trouble de soi où le ballet des rencontres vient perturber la conscience que chacun a de lui-même.

Une suite pour La Dispute

Polyphème, le cyclope de L'Odyssée, perd son pouvoir lorsque le rusé Ulysse lui crève son œil unique : était-ce donc par le regard que l'ogre était anthropophage ?

C'est ce cannibalisme des yeux qui semble être à l'œuvre dans La Dispute de Marivaux, pièce tardive et décidément à part dans la carrière de son auteur.

À la fin de La Dispute, Hermiane déclare qu'elle en a assez vu et ne désire pas en voir davantage, elle qui était à l'origine si avide de découvrir ce que le Prince avait à lui montrer. Comme les livres, Marivaux nous indique que les spectacles se dévorent, avec cette particularité qu'ils peuvent en retour nous dévorer – nous hanter. Voilà l'expérience à laquelle Hermiane est confrontée, et avec elle le spectateur, puisque leurs regards ici s'abîment ensemble.

Qu'a-t-elle exactement vu, Hermiane ? Sans doute le désir insatiable mettant en péril l'idée courtoise de l'amour complémentaire et parfait. Et les virtuosités langagières de Marivaux d'être abattues en plein vol devant ce constat déchirant : les êtres saisis dans leur essence habitent la rage du désir et l'amour les indiffère.

Pauvre Hermiane qui – trop tard – voudrait ne plus voir... À moins que...

Vincent Dussart, au fil d'une après-midi de confidences, m'a demandé d'écrire un texte sur le vide, pour un épilogue contemporain à La Dispute. Il m'a demandé le vide, je lui ai donné l'avidité, c'est-à-dire la faim. Non l'état mais le besoin effréné.

Il m'est alors apparu que la seule manière d'affronter le ridicule d'écrire un texte « en regard » de celui de Marivaux était de faire venir Hermiane au bord du plateau pour qu'elle s'y dépouille, plus précisément s'y dissolve et qu'apparaisse à nu l'actrice qui l'interprète, pour laquelle ce texte est spécialement écrit. Que l'actrice et le texte d'aujourd'hui prolongent impuissants – impuissants mais affamés – cette trace fulgurante laissée par Marivaux, cette traînée de poudre mise en scène par Vincent Dussart.

Bernard Souviraa

  • La Dispute / Faim a été présentée au mail à Soissons le 17 décembre 2010.