La
révolution à l'oeuvre
Emmanuelle Bouchez (25/10/2015)
Photos : Elizabeth
Carecchio
Télérama.fr - Arts et Scènes
Comment,
en six mois, Joël Pommerat a révolutionné 1789
Improvisations, trac,
excitation. Nous avons partagé les émotions historiques des
quatorze comédiens et de leur metteur en scène au cours de sept
répétitions du spectacle “Ça ira (1) Fin de Louis”.
En coulisses
« Je veux que vous insistiez tous
davantage sur la peur de mourir ou… de tuer. »
Six mois de répétitions pour écrire un spectacle
avec quatorze acteurs à partir de longues séances
d'improvisation... Depuis vingt-cinq ans, Joël
Pommerat s'est forgé une identité d'auteur-metteur en scène.
Il plonge aujourd'hui sa Compagnie
Louis Brouillard dans le maelström de l'Histoire, loin de son
répertoire où une collection de contes (Pinocchio,
Cendrillon) alterne avec des défrichages poétiques du monde
contemporain (la famille, le travail, le commerce, l'amour) mis en
chair sur scène dans de somptueuses images.
Cette fois, il s'attaque à 1789, avouant,
pince-sans-rire, avoir baptisé l'épopée du titre le plus laconique
possible, Ça ira (1) Fin de Louis, pour éviter de citer la
Révolution française et que notre imaginaire collectif ne
s'emballe. « Le roi » et « la reine » (jamais
nommée Marie-Antoinette) y sont les deux seuls personnages connus.
Sieyès, Barnave, Lafayette ou Robespierre sont présents par leurs
idées mais se fondent dans la masse des anonymes vêtus de costumes
inspirés des années 70. Necker s'appelle Müller... Et, à la
différence d'Ariane
Mnouchkine, dont 1789 contait la Révolution du point de
vue du peuple en 1971, Pommerat campe dans le détail toutes les
tensions politiques.
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En mai, plongée dans la révolution roumaine
de 1989
“Je cherche l'état sensible des protagonistes de 1789”
Il a tout potassé ! Michelet, les marxistes, les
chercheurs américains comme Timothy Tackett, spécialiste des Etats
généraux. Et surtout les derniers travaux de la Française Sophie
Wahnich, qui a réhabilité la place de l'émotion dans l'Histoire.
Grâce à elle, il a trouvé le moyen de transcender le critère de
l'exactitude : « Je cherche l'état sensible des protagonistes de
1789. Cela m'affranchit. Je ne vise pas la reconstitution (quel ennui
!), je crée une autre "temporalité" : ni celle du XVIIIe
ni celle de 2015, plutôt un espace-temps imaginaire où se croisent
les faits et les ressentis. Tout le travail de recherche avec les
acteurs s'appuie sur ça. »
Joël Pommerat ne va pas raconter toute la
Révolution, même si le chiffre 1 du titre augure d'une suite. S'il
reste mystérieux sur la date précise du dernier tableau, il évoque
vingt-quatre scènes pour décrire une petite année (1789-1790) où
le temps de l'histoire s'accélère... Pour partager leur méthode,
Joël Pommerat et ses acteurs nous ont ouvert les portes de leur
atelier, du mois de mai dernier à la « première », le 16
septembre en Belgique, dans le cadre de Mons Capitale européenne de
la culture...
En juin, le roi reçoit
les Parisiennes des Halles.
6 mai 2015. Ferme
du Buisson, Marne-la-Vallée, 49e jour de répétition.
Climat
: grand vent dehors, tempête dedans.
Début d'après-midi. Les comédiens discutent sous
les marronniers agités par la bise de la Ferme du Buisson, où ils
travaillent trois semaines. « Voilà Joël ! » Tous se
glissent dans la halle, munis de carnets ou de tablettes pour les
nouvelles consignes. « On est fin juin 1789. Louis a renvoyé
Necker/Müller, qui était très populaire, et nommé à sa place un
réac. Paris est encerclé par trente mille soldats. Cela ne sent pas
bon. Malgré tout, les députés planchent sur la Constitution. Un
comité de quartier parisien se réunit. Que faire ? » La
veille, le metteur en scène leur a proposé de prendre position sur
la lutte armée. « C'est excitant mais on se jette à l'eau la
boule au ventre. Car on vit une course de relais, chacun doit être à
la hauteur », commente Philippe Frécon, qui, comme la plupart
des garçons, a rejoint l'équipe Pommerat en 2013, pour La
Réunification des deux Corées.
“Je veux que vous insistiez tous davantage sur la peur de mourir ou... de tuer.”
Pommerat le reprend avec diplomatie : « Ton
intervention, Yannick, n'est pas fausse du tout, mais reste le ton de
coq. Je veux que vous insistiez tous davantage sur la peur de mourir
ou... de tuer. Aucun de nous n'en serait sans doute capable, mais il
faut fouiller de ce côté-là. On ne pourra jamais comprendre la
psychologie de l'époque mais si vous-mêmes vous vous déplacez vers
elle, vous découvrirez son versant sensible. »
7 mai 2015. Ferme
du Buisson, 50e jour de répétition.
Climat : hypnotisés par la
vidéo.
Changement de plan. Marion Boudier, la
dramaturge, qui a beaucoup alimenté la troupe en images de la place
Maidan, à Kiev, propose des documents filmés de la révolution
roumaine en 1989. Ils révèlent la confusion au « château » des
Ceausescu, la guérilla... Une heure de projection sans commentaires,
exceptés ceux de Bogdan Zamfir, jeune acteur d'origine roumaine
formé à l'école de théâtre de Liège comme les deux autres
nouvelles recrues, Yvain Juillard et Simon Verjans. Fin du film. Les
acteurs s'ébrouent, un peu sidérés par ces images brutes, comme
l'envers d'un décor. A 16 heures, ils enfilent les panoplies de la
veille imaginées par Isabelle Deffin, créatrice «
de vêtements plutôt que de costumes ».
Ruth
Olaizola, pilier de la compagnie, se demande à la fin de la
journée « s'ils ont bien tout donné ».
25 juin 2015. Théâtre des Amandiers, Nanterre 76e jour de répétition.Climat : questions en vrac.
La compagnie vient de « poser ses valises »
aux Amandiers pour l'été. Eparpillés dans les rangées de la
grande salle (où le spectacle commence début novembre), les
comédiens sont difficiles à reconnaître. Ils ont encore changé de
perruques ! Ils sont les représentants du tiers état, surtout
provinciaux et tout juste débarqués à Versailles, en mai 1789.
Reprise de la scène 6 (un débat houleux entre les députés du
tiers). L'auteur l'a déjà écrite mais redemande à ses acteurs «
une synthèse » sur le vif. Il compte sur eux pour rassembler,
dans le feu du jeu, les motivations complexes des personnages.
Certains posent beaucoup de questions, notamment sur la nécessité
d'improviser encore sur cette scène. Pommerat tient bon : « Si
je m'y mets tout seul, je vais en rajouter ! »
Après la pause... passage direct à la 18, l'un des
plus célèbres épisodes de la Révolution : l'entrevue des
Parisiennes des Halles avec Louis XVI, à Versailles, pendant les
journées d'octobre 1789. Le décor, imaginé par le scénographe
Eric Soyer et Joël Pommerat, produit son effet : de grandes parois
ardoise s'ouvrent sur la silhouette de Louis (Yvain Juillard), dont
on imagine qu'il surgit des dédales du palais. Le quatuor des
actrices phares de la compagnie l'attend pour une première impro.
Agnès Berthon, Anne Rotger, Saadia Bentaïeb, Ruth Olaizola se
plaignent de la famine, expriment la perte de confiance du peuple en
son roi. Une variété de voix : entre déférence de celle qui
s'évanouit (après avoir raté son selfie, drôlissime séquence !)
et distance sèche de la plus politique.
“La situation est plus tendue : il y a dix mille personnes dehors !”
Du théâtre déjà convaincant conduit d'un trait.
Mais l'historien-conseil Guillaume Mazeau, chercheur à Paris-I,
veille : « les comédiens révèlent parfois de l'inattendu,
telle cette audace politique de Louis XVI dans son premier discours
aux Etats généraux, que je n'avais jamais perçue à ce point...
mais là je dois cadrer. La situation est plus tendue : il y a dix
mille personnes dehors ! Ces déléguées ont obtenu des choses
concrètes qu'on n'entend pas : la baisse des prix, la sécurisation
des convois, la signature par le roi de la Déclaration des droits de
l'homme... » Dans la foulée, Mazeau retourne préparer les «
pochettes » pour les acteurs. Menu copieux garni d'archives...
qu'ils digèrent chaque soir. Ils se souviennent encore des
vingt-cinq pages de discours de Mirabeau à avaler avant les impros
du lendemain, lors des premiers ateliers..
Le tiers état s'enflamme
22 juillet 2015. Théâtre des
Amandiers, Nanterre 85e jour de répétition.
Climat : inquiétude
et petite fatigue.
Début d'après-midi. Pommerat a rallongé sa
session d'écriture matinale mais les acteurs Maxime Tschibangu et
Eric Feldmann sont déjà là. Depuis le 15 juillet, ils sont arrimés
« à la table » pour lire à voix haute les dix-huit scènes
à peu près établies. Sur les vingt-quatre prévues, il en reste
encore trois, « pas du tout abordées en impro ». Le temps
file... Alors que l'équipe technique s'installe sur scène,
tous rejoignent « l'Aquarium », au sous-sol. L'auteur arrive, la
fatigue souriante. Même les mouches n'osent pas voler. Il est 16h10.
Encore la scène 6, cette héroïque joute de discours au tiers état
entre députés du tiers plutôt « monarchiens » et ceux désignés
plus tard comme « les enragés ».
“C'est la rage, la colère qui vont te donner confiance et force.”
Y participe Madame Lefranc, personnage de radicale
en partie inspirée de Robespierre, Marat ou Desmoulins (quatre
femmes sont députées chez Pommerat, trahison historique assumée) :
« Fais attention, Saadia, dit-il avec bienveillance, ces
argumentations ne sont pas articulées comme dans la langue courante.
C'est la rage, la colère qui vont te donner confiance et force. »
A chaque page, il y a des italiques, un système de coupes ou de
variantes que l'acteur prend ou laisse. Pommerat s'abstrait,
l'oreille concentrée. Certaines tournures pèsent. Les termes d'«
Assemblée nationale » reviennent trop. On peut passer quinze
minutes à trancher et Pommerat en rit. « En impro, il refusait
"tiers état", car c'était connoté "passé",
commente le comédien Yannick Choirat. Il a fallu avancer dans les
scènes pour que ce mot-là n'appartienne plus à l'Histoire mais à
nous, aux personnages, au spectacle. Grâce à Joël, je prends la
mesure de mes actes sur scène. Je ne serai jamais plus le même
acteur. »
“On vise un double mouvement, celui de l'Histoire sous celui du texte.”
Désormais, chacun connaît son parcours. Choirat
s'impose en Necker façon jeune Chirac. Agnès Berthon passe
d'extrémiste de gauche à ultra, d'une perruque bouclée à un
chignon lissé : « Rien à voir avec les personnages habituels de
son théâtre, chuchotant et surgissant comme par magie. Ici, c'est
le verbe, puissant, qui les construit ! » Et Saadia Bentaïeb
poursuit : « Dans les créations passées, le rythme était
scandé par l'impro, la lecture à la table, et le retour sur scène
pour les corrections. On n'a jamais poussé aussi loin la méthode
car on vise un double mouvement, celui de l'Histoire sous celui du
texte. »
3 septembre 2015 . Théâtre des Amandiers, 121e jour de répétition.Climat : ça urge !
Ils ont pris leurs aises aux Amandiers. Le
capitaine-auteur a fini d'écrire vingt et une scènes et l'on
n'entendra plus parler des trois dernières. A treize jours de la
première à Mons, les acteurs verrouillent dans leur mémoire le
premier bloc. Depuis deux semaines, ils ont l'impression d'aborder
enfin l'interprétation... quoiqu'elle se soit construite
naturellement pendant la recherche. « Joël voit tout, tout le
temps », explique Agnès. « Ses indications sont si
puissantes, dit Gérard Potier, qu'elles nous portent
plusieurs jours. » Le dernier bloc (les scènes 17 à 21) doit
être chronométré aujourd'hui. Il est 15 heures. On vérifie les
enchaînements pour mieux filer l'ensemble le soir. Les techniciens
sont en embuscade. A la fin du filage, à 23 heures, la durée tombe
telle la guillotine : 1h38. « La moitié en trop », tranche
Pommerat. Voilà sa manière : écrire toutes les nuances possibles
puis les condenser jusqu'au suc. Il promet la nouvelle version pour
demain. « Ce serait bien qu'on ait les textes définitifs le plus
vite possible », murmure Ruth. Les anciennes font doucement
pression...
11 septembre
2015. Théâtre des Amandiers, Nanterre, 128e jour de
répétition.
Climat : ambiance de dernière fois.
En juin, Louis (Yvain
Juillard) s’avance vers son peuple… de spectateurs.
14h30. Les coulisses sont vides. En attendant le
retour officiel de la troupe, fin octobre, le théâtre lui a
laissé l'Aquarium, où répéter quatre jours de plus. « J'ai
hâte de jouer, mais je sais qu'on ne sera plus jamais en création
», avoue Bogdan, nostalgique. Lucia souriait, confiante, à la
pause déjeuner : « Ça ira (1) est déjà au-delà de ce
que j'imaginais avec tous ces acteurs époustouflants ! Que ce soit
long et difficile est normal, car le texte est vivant, né
d'improvisations. Il va d'ailleurs encore bouger pendant la tournée.
»
“J'ai cessé d'être comédien pour voir des personnes sur scène et non des rôles.”
Mais d'ici là... pain sur la planche ! Face à
tous, calme (toujours), Pommerat explique qu'il vient de parler au
directeur du Théâtre du Manège, à Mons : « Daniel Cordoba a
senti qu'on était en retard. Il ne souhaite pas que cela nous
terrorise et propose de donner à voir un spectacle encore au
travail, que je puisse interrompre. On doit accepter. » Stupeur,
puis passionnant débat. Tous remontent à la source de leur
expérience dans la compagnie. Lui aussi regarde en arrière : «
J'ai cessé d'être comédien pour voir des personnes sur scène et
non des rôles. Je n'ai pas peur de casser le cadre attendu par les
spectateurs. » Agnès résume : « Dans la mesure où tu nous
exposes déjà beaucoup au milieu du public, pourquoi pas ? »
16 septembre 2015. Théâtre
du Manège, Mons, Belgique.
Climat : le grand bain.
20 heures : salle pleine. Pommerat tourne en rond
près de la régie. Et se lance : « Bonsoir, je suis responsable
de ce que vous allez voir. Au bout de trois heures — je n'en suis
pas tout à fait sûr (rires) —, on fera autrement : on
continuera de construire devant vous la dernière partie de cette
épopée qui, d'ici à deux ou trois ans, connaîtra un nouvel
épisode (Scoop ?). Quoiqu'il arrive, on s'arrête à minuit.
»
“On se croirait dans une AG de 68... J'ai déjà donné !”
Les scènes s'enchaînent. Le public se concentre
sur les discours, opine ou pas. Quand le président du tiers état
appelle au vote « assis/debout », il frémit. A l'entracte, une
poignée râle du trop-plein de cris et de paroles (Madame Lefranc,
alias Saadia, s'est battue comme une lionne face aux attaques) : «
On se croirait dans une AG de 68... J'ai déjà donné ! » A
cette évocation, Guillaume Mazeau, l'historien, est ravi : « Nous
qui avons l'habitude d'une vie politique lisse, ça nous provoque !
Le glacis du patrimoine a recouvert 1789 : on en avait oublié la
"conflictualité", le climat d'opposition et d'extrême
pugilat. »
“Le théâtre n'est jamais achevé, sa fragilité même est sa force.”
A 23h40, les acteurs, courageux, s'y remettent.
Pommerat re-toque les déplacements. Tous s'exécutent. Une
demi-heure plus tard, rideau. La démonstration est terminée. Ouf !
Le salut officiel, les acteurs l'ont déjà fait tout à l'heure,
avec un large sourire. Au pot de première, Daniel Cordoba est
heureux : « Le public de Mons sait désormais que le théâtre
n'est jamais achevé, que sa fragilité même est sa force. »
Joël Pommerat, yeux rieurs, discute avec ses acteurs-auteurs tout à
coup décontractés. Quand on le croise le lendemain, il a déjà
repris sa course de fond : « Je reste concentré sur tout ce
qu'il faudrait faire autrement. »
1963 Naissance de Joël Pommerat à Roanne.
1982 Monte à Paris pour devenir comédien.
1990 Crée la Compagnie Louis Brouillard.
1995 Pôles, premier texte abouti à ses yeux.
2004 Au monde, au Théâtre national de Strasbourg.
2006 Au monde, Les Marchands, au Festival d'Avignon.
2010 Cercle/Fictions, artiste associé au Théâtre national de l'Odéon.
2013 La Réunification des deux Corées.
2014 Artiste associé à Nanterre-Amandiers.
A voir
Ça ira (1) Fin de Louis au Théâtre Nanterre-Amandiers, du 4 au 29 nov. (92), tél. : 01 46 14 70 00 ; les 3 et 4 déc. à L'Apostrophe, Cergy-Pontoise, tél. : 01 34 20 14 14 ; les 10 et 11 déc. au Havre, tél. : 02 35 19 10 10 ; du 8 au 28 janvier à Villeurbanne, tél. : 04 78 03 30 30, puis à Chambéry, Annecy...
A lire
Par la volonté du peuple, de Timothy Tackett, éd. Albin Michel, 372 p., 22,40 €.
La Révolution française. Un événement de la raison sensible, de Sophie Wahnich, éd. Hachette, 304 p., 28,50 €.