création inspirée de "Catégorie 3.1" de Lars Noren
Mise en scène de Krystian Lupa
Entretien : La Terrasse, n° 194, janvier 2012
L’homme en train de chuter...
Dans Catégorie 3.1, l’auteur Lars Norén nous place face à une communauté d’exclus de la société suédoise. S’inspirant de cette pièce tranchante, Krystian Lupa crée Salle d’attente, avec une troupe de jeunes comédiens issus d’écoles d’art dramatique francophones. Une réflexion sur la solitude...
Crédit visuel : Elisabeth Carecchio Légende : Krystian Lupa
D’où est venue votre envie de travailler sur Catégorie 3.1 de Lars Norén ?
Krystian Lupa : L’idée de départ était de trouver un texte pour un groupe de jeunes acteurs. Je cherche depuis longtemps des œuvres littéraires susceptibles d’éclairer les transformations latentes des générations actuelles et à venir. Malgré les problèmes de compréhension et d’acceptation du texte Catégorie 3.1, j’ai estimé qu’il s’agissait d’un support rêvé pour un travail d’exploration avec de jeunes acteurs en devenir. J’ai d’ailleurs pensé, au début, que notre rapport au texte serait beaucoup plus libre, que Catégorie 3.1 ne serait qu’une proposition d’espace-refuge, de lieu de rencontres, dépourvue de trame narrative. Finalement, l’intuition que tous les personnages pouvaient avoir le même âge, que l’on pouvait traiter les relations au sein de cette communauté amorphe comme des rituels et des psychodrames générationnels m’est apparue possible et intéressante. C’est également ce qui a permis la rencontre créative et personnelle entre les jeunes acteurs et les personnages du texte de Norén.
Quel est le rapport qui s’est instauré entre Salle d’attente et Catégorie 3.1 ?
Kr. L. : Nous avons cherché à nous détacher de la trame narrative de l’œuvre originale. Bien plus que le récit de l’histoire des personnages, ce qui nous fascinait, c’était les motifs répétitifs de cette pièce : les refrains des dialogues et des conflits, qui apparaissaient parallèlement aux frustrations et aux addictions des personnages que nous explorions. Avant d’établir ensemble la distribution des rôles (je devrais plutôt dire avant la rencontre avec les personnages de Catégorie 3.1), nous avons pendant un mois improvisé pour créer des « personnages personnels » dans un espace de sans-logis, de drogués et de rejetés. Cet espace a produit un effet radical sur l’imaginaire des acteurs : les monologues personnels des personnages sont nés avant même que les personnages eux-mêmes n’apparaissent. Je parle de « rencontre » avec les personnages du drame de Norén, car un cheminement personnel un peu onirique, un peu spiritiste (psychodramatique) de l’imaginaire des acteurs s’est mis en œuvre - cheminement qui a toujours précédé mes décisions. Plus tard, lors des improvisations des situations du drame, le texte de départ s’est modifié spontanément. Parfois, un fragment des dialogues de Norén s’avérait être une précieuse découverte, mais il créait toujours une situation nouvelle, éloignée de la situation d’origine. D’autres fois, l’improvisation créait de nouvelles séquences, déclenchait l’irruption de monologues personnels. Les comédiens et moi-même sommes chacun partis à la recherche du monologue intérieur qui, en nous, faisait écho à ces destins humains extrêmes. Nous avons aussi travaillé sur l’ouverture à un « texte intime extraconventionnel » avec le spectateur (qui est ici destinataire de toutes sortes de représentations risquées), sur la possibilité de provoquer, à la manière des performeurs, des relations avec le spectateur qui diffèrent de la façon stéréotypée de présenter l’histoire des personnages.
« Les actes d’imagination ne nous éloignent pas de la réalité mais, au contraire, ils nous en rapprochent. »
A travers cette nouvelle création, quels domaines essentiels avez-vous souhaité éclairer ?
Kr. L. : La profonde solitude du « conscient » de l’homme, en tant qu’individu. Les relations entre ces « conscients » révèlent à quel point le jugement que l’on peut être amené à porter sur les chemins de vie des autres est superficiel, à quel point les motifs du bon ou du mauvais chemin sont relatifs, à quel point les mécanismes du bonheur sont ingérables. Salle d’attente nous permet de nous identifier au monologue intérieur de l’homme en train de chuter, d’entrer dans le « labyrinthe extrapsychologique » de son argumentation...
Pourquoi avez-vous préféré vous « inspirer » du texte de Lars Norén plutôt que de le « mettre en scène » ?
Kr. L. : Car lors de la lecture de Catégorie 3.1, j’étais sans cesse traversé par l’intuition que « l’espace interpersonnel » de ce texte en disait beaucoup plus que l’histoire qu’il raconte. Cette impression se rapporte d’ailleurs non seulement à ce texte-là, mais également à de nombreux autres textes contemporains dont les dialogues ne servent pas à développer le projet conçu par l’auteur. Catégorie 3.1 n’est donc pas, selon moi, une œuvre littéraire au sens courant, au sens traditionnel. Car dans les dialogues de ce texte, le mouvement des relations qui se créent spontanément en deçà du dialogue apparaît rapidement plus important que ce qui se dit. Il me semble, par conséquent, qu’une création parallèle élaborée à partir des monologues intérieurs des acteurs permet de découvrir de manière beaucoup plus profonde la vérité de ces situations dissimulées sous un texte - et en disant cela, je lui rend hommage ! - irrationnel et non-littéraire. Je n’apprécie pas les pièces où les dialogues sont subordonnés au concept de narration, où ils servent à raconter l’histoire. Car, dans ce cas-là, les dialogues ne permettent pas au metteur en scène et aux acteurs d’avoir accès à la réalité et aux hommes qui habitent cette pièce.
Pensez-vous que votre théâtre est plus proche du domaine de la réalité ou de celui de l’imaginaire ?
Kr. L. : Je ne vois pas de contradiction entre ces deux domaines. En nous ouvrant à ce que nous suggèrent nos intuitions et notre imaginaire, nous sommes souvent plus proches de la réalité que lorsque nous les censurons et les réfrénons en faveur d’un « point de vue objectif ». Les actes d’imagination ne nous éloignent pas de la réalité mais, au contraire, ils nous en rapprochent - en tout cas, tel est notre désir secret, autrement l’imagination ne servirait à rien. C’est peut-être en contradiction avec une vision de bon sens, mais il se peut que les conditions objectives et subjectives soient des directions qui ne s’éloignent l’une de l’autre qu’en apparence : peut-être se rejoignent-elles dans l’espace non-euclidien des relations entre MOI et le MONDE.
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat (d’après une traduction du polonais d’Aleksandra Krzymyk-Brzozowska)
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Entretien avec Krystian Lupa et extraits des répétitions du spectacle "Salle d'attente".