Tchekhov et le Théâtre d'Art de Moscou

Constantin Stanislavski, La Formation de l'acteur


"Il n'est pas un comédien authentique qui n'ait, un jour ou l'autre, emprunté sciemment ou non, quelques-uns des sentiers de cette analyse, que Constantin Stanislavski décrit minutieusement dans son livre".

Jean Vilar



Constantin Stanislavki dans La Locandieria de Goldoni en 1898


Constantin Stanislavski, La Construction du personnage



« J'ai envie de parler de l'atmosphère qui régnait dans les coulisses durant les représentations de La Cerisaie où, des années durant, j'ai joué le rôle de Charlotta. »

Maria Knebel, L'analyse action



Les Trois soeurs (1900) et La Cerisaie (1904) sont composés pour le MHAT, le Théâtre d'Art de Moscou, qui a été fondé en 1897 par Constantin Stanislavski et Vladimir Nemirovitch-Dantchenko. Les deux metteurs en scène y dirigent une jeune troupe d'avant-garde. L'écriture de Tchekhov est neuve : simplicité, pour ne pas dire banalité des situations et des dialogues recouvrent la réalité sociale de l'époque et dissimulent une vie intérieure qui affleure dans des correspondances subtiles avec les gestes, les comportements, les sons, le cadre de vie. Des thèmes récurrents (le départ, le suicide ou ses substituts) semblent donner du mouvement à une action nulle. Les personnages subissent des faits venus de l'extérieur sans tenter d'avoir une prise sur eux ; les rares initiatives sont un échec dans le marécage du manque de chaleur humaine d'une société bloquée, à l'exception de La Cerisaie, avec la montée dynamique et destructrice de la bourgeoisie. Le symboliste Biely considérait ce théâtre à la fois comme l'aboutissement ultime du réalisme et une première approche du symbolisme, donc unique et sans postérité possible. Le mérite du MHAT est d'avoir su faire sentir par des procédés scéniques les particularités de l'écriture tchekhovienne à un public souffrant des mêmes maux. Les pièces de Tchekhov ont joué un rôle dans l'élaboration du "système" de Stanislavski : recherche du non-dit du texte, justification intérieure des silences et des gestes, qui traduisent la vie profonde des personnages indépendamment des paroles et mieux qu'elles.


À suivre...


J'ai envie de parler de l'atmosphère qui régnait dans les coulisses durant les représentations de La Cerisaie où, des années durant, j'ai joué le rôle de Charlotta.


Bien que la pièce débute par une grande scène entre Lopakhine, Douniacha et, un peu plus tard, Epikhodov, tous ceux qui participaient à « l'arrivée », c'est-à-dire Ranevskaïa, Gaev, Ania, Pichtnik, Varia, Charlotta [...] * étaient assis, jusqu'à l'ouverture du rideau, sur un banc dans l'attente de leur entrée. Après les mots de Lopakhine-Léonidov : « Ca y est, je crois que c'est eux ! », un accessoiriste, toujours le même, traversait, partant du côté opposé à celui où nous nous trouvions, et, tenant dans ses mains un collier de cuir où étaient cousus des grelots, l'agitait rythmiquement, augmentant progressivement le son à mesure qu'il s'approchait de nous. Aussitôt que le bruit des clochettes se faisait entendre, tous ceux qui participaient à « l'arrivée » montaient vers le fond du plateau, d'où ils entraient, en bavardant, en scène, créant ainsi l'excitation caractéristique des retours.


A l'exemple de cette scène, que le spectateur ne faisait qu'entendre, j'ai réalisé une fois pour toutes dans ma vie avec quelle délicatesse de moyens Stanislavski parvenait à convaincre les spectateurs de la vérité de ce qui avait lieu. Quant aux « vieux » qui avaient joué La Cerisaie des années et des années durant, cette scène de coulisse était devenue comme leur chair et leur sang. Et, chaque fois, ils la jouaient comme si elle avait lieu rideau levé. Olga Knipper notamment, déjà en coulisses, était dans cet état d'excitation, cet étonnant état dans lequel il semble absolument naturel que coïncident presque le rire, les larmes et les mots : « La chambre des enfants... »


Une fois que s'était fait entendre les premières notes des grelots, tous ceux qui participaient à la scène de l'arrivée se glissaient avec une incroyable facilité – fruit bien sûr d'un immense labeur – dans la sensation de soi singulière de gens qui, de retour dans leur pays, n'ont pas dormi de la nuit, sont saisis par le froid de l'air humide et printanier d'un petit matin et sont remués tout à la fois par la joie du retour, l'amertume aiguë des pertes et le sentiment que la vie a bien mal tourné.


Me sidérait aussi l'atmosphère régnant sur le banc avant que ne commence notre arrivée hors champ. Knipper, Katchalov, Tarkhanov, Koreneva arrivaient, s'asseyaient, se disaient bonjour, échangeaient parfois même des phrases sans rapport avec le spectacle, mais en même temps ce n'étaient déjà plus Knipper, Katchalov, Tarkhanov, Koreneva mais Ranevskaïa, Gaev, Firs, Varia.


L'énorme force du Théâtre d'Art résidait dans cette aptitude à vivre dans le noyau même des personnages. Il est très dommage que notre jeunesse ne veuille pas croire que ce noyau – une reconstruction extrêmement fine de l'ensemble du système nerveux – ne se donne pas aisément et qu'il n'est tout simplement pas possible de bavarder de Dieu sait quoi dans les coulisses et de se rendre juste après maître de l'ensemble complexe de la personnalité qu'on joue.


* « à l'époque de mes débuts dans le rôle il s'agissait de O.L.Knipper-Tchekhova, V.I.Katchalov, L.M.Koreneva » : les comédiens de la première génération du Théâtre d'Art.


Portrait de Constantin Stanislavki par Valentin Serov