Je ne dirais pas que j'ai pris le
bifrontal pour "faire" quelque chose. Le bifrontal est
l'élément premier du processus de création. Au sortir de Ma
Chambre froide et de son dispositif
circulaire, j'ai eu le désir de me mettre dans une situation
scénographique différente. C'est le soir de la première de Ma
Chambre froide que j'ai ressenti ce désir
évident et fort de faire cette nouvelle création, à laquelle je
pouvais enfin réfléchir puisque Ma Chambre froide était finie, en
bifrontal. Ce n'est que bien après que j'ai réfléchi à ce que
j'allais mettre dedans. Traditionnellement, je ne peux pas commencer
à réfléchir à ce que je vais faire si je n'ai pas l'assurance que
je vais pouvoir le faire. Cette assurance, c'est quand j'ai un espace
devant les yeux qui existe et me fait penser que quelque chose va
pouvoir avoir lieu, que du théâtre va pouvoir avoir lieu. Du coup
se pose la question : « à quoi va pouvoir me servir le théâtre?
Qu'est-ce qui va me permettre de raconter ce qui serait selon moi
important de raconter ». Je suis quelqu'un qui pense que des choses
intéressantes à raconter, il y en a des milliers, et que la
difficulté ce n'est pas de trouver une chose importante à raconter
mais de sélectionner parmi tous ces possibles la chose qui est
évidente dans ce temps précis.
Je me suis retrouvé très content
devant ce dispositif bifrontal, et j'ai pu commencer à faire des
ateliers de recherche avec des comédiens invités, qui ne sont pas
aujourd'hui dans la distribution. J'ai commencé à travailler dans
cet espace pour le ressentir, le connaître et l'éprouver car c'est
la première fois que je le travaillais. C'est à partir de ce moment
là que je me suis demandé ce que j'avais envie de raconter. Parmi
tous les possibles, lequel est le plus urgent, le plus important. Et
là est arrivée, pour des raisons certainement intimes et
personnelles que j'aurais du mal à décrire ici, la question de la
relation amoureuse. La relation amoureuse comme la relation entre
deux êtres mais aussi la relation à l'amour. La relation amoureuse
c'est la relation de soi à l'amour. Après chaque terme renvoie à
une question ou à un autre terme. J'ai une réticence à poser un
terme définitif parce que je ressens bien que cet espace là, que je
vais qualifier pour l'instant de relation amoureuse parce que j'ai
utilisé ce terme , est un espace de questionnement, de flottement,
d'interrogation, de trouble, de questions à l'infini. Je suis peu à
peu entré dans le désir d'affronter ce sujet, cette question, d'une
façon innocente et non surplombante, c'est à dire sans finalement
me mettre en situation de connaissance ou de réflexion de type
sociologique ou même philosophique sur le sujet.
C'est la première fois que je
fonctionne comme ça, sans doute parce que le sujet me touchait,
m'interrogeait de bien plus près et d'une façon bien plus
mystérieuse que les autres sujets. Pour les autres sujets, j'ai su
définir quel était mon point de vue. Pour ce sujet là, je ne suis
pas sûr que je serais capable d'articuler un point de vue. Je pense
qu'un jour, je ferais un autre spectacle sur cette zone avec une
approche qu'on pourrait qualifier de plus sociologique,
anthropologique. J'ai dit que je faisais du théâtre
anthropologique, ce qui est une façon particulière pour moi de me
positionner face au sujet, et là je ne l'ai pas fait. Je pense que
cet espace-là m’a démontré quelque chose que, sans doute, les
autres espaces ne m’ont pas démontré. Je prends un exemple : deux
personnes, un homme et une femme, qui se font face à face en se
disant des choses relativement banales, mais qui se le disent à 15
mètres de distance, dans cet espace complètement vide, avec ce
recul l’un par rapport à l’autre, avec le spectateur qui est
positionné sans possibilité d’embrasser du regard les deux en
même temps, obligé de passer de l’un à l’autre, ou bien obligé
d’en voir un très très loin au fond et, comme une caméra
subjective, d’être derrière l’épaule de celui qu’on voit de
dos. Sans doute que cette amplitude là, permise par cet espace sur
des situations aussi simples que deux personnes, un homme, une femme
ou deux hommes, m’a convaincu que c’était possible de traiter ce
sujet hautement à risque, hautement banal, hautement fuyant par
excellence. J’ai employé la formule « relation amoureuse », il
est question du lien dans beaucoup de situations, du lien d’un être
à un autre être. Pour dessiner ce lien, quoi de mieux que cet
espace là qui permet de créer des amplitudes différentes à ce
lien : rapprochement, écart moyen, très grand écart, éloignement,
mouvement, télescopage... Cet espace est on ne peut plus intéressant
et est approprié à ce thème à ce sujet de façon formidable. Mais
ça je ne l’ai pas conscientisé, je ne me suis pas dit que
j’allais faire un spectacle sur l’amour et que j’allais
travailler en bifrontal et je vais travailler sur l’éloignement.
Je préfère qu’il y ait d’abord l’évidence de quelque chose,
et qu’après on l’interroge pour se dire que c’est ça qui fait
que ça paraît juste.
Cette pièce ou cette écriture c’est
peut-être la chose la plus intime ou la plus proche de moi que j’ai
fait mais ce n’est pas d’une façon réfléchie. Ce n’est pas
comme quelqu’un qui dirait : voilà j’ai telle chose à régler
avec l’amour et je vais montrer ce qu’il en est, au contraire
c’est plutôt que je me suis donné comme intention de départ de
produire des fictions totalement éloignées de moi mais que je vais
essayer d’apprécier comme des fictions, pour leur intérêt en
elles-même, éventuellement pour leur résonance entre elles. Mais
je crois qu’en faisant cette sélection, qu’en faisant ce choix,
qu’en inventant, qu’en retenant certaines choses plutôt que
d’autres, je parle extrêmement de moi et je parle beaucoup plus de
moi en agissant de manière intuitive sur ce que j’aime et veux
retenir ou non. En agissant comme ça, ce qui est un processus très
différent de quand j’écris une pièce comme Ma Chambre froide où
je commence par écrire tout ce dont je voudrais parler et qu’ensuite
vient l’élaboration d’une fable qui tendrait à représenter ce
dont j’aimerais parler. Il y a alors un contrôle et une chose qui
devient un peu extérieure à moi. Là, dans ce rapport et ce travail
sur des intuitions et des mouvements intérieurs injustifiés, je
sens bien que je me retrouve à me dévoiler, peut-être mais plus
que si j’avais écrit des scènes qui racontaient ma vie. Je
reprécise bien qu’aucune de ces scènes ne parle de moi. Mais
toutes ces scènes absolument fictionnelles sans aucun rapport avec
moi, si elles m’ont plu c’est certainement parce qu’elle
parlent de moi.Joël Pommerat,
propos recueillis par l’équipe des relations avec le public.
Janvier 2013.