Pourquoi je fais du théâtre ? Albert Camus


Pourquoi je fais du théâtre ? Albert Camus


"Eh bien je me le suis souvent demandé. Et la seule réponse que j’ai pu me faire jusqu’à présent vous paraîtra d’une décourageante banalité : tout simplement parce qu’une scène de théâtre est un des lieux du monde où je suis heureux 
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Ce que je voulais dire, c’est que je préfère la compagnie des gens de théâtre vertueux ou pas à celles des intellectuels, mes frères. Pas seulement parce qu’il est connu que les intellectuels qui sont rarement aimables n’arrivent pas à s’aimer entre eux. Mais voilà, dans la société intellectuelle, je ne sais pourquoi, j’ai toujours l’impression d’avoir quelque chose à me faire pardonner. J’ai sans cesse la sensation d’avoir enfreint une des règles du clan. Cela m’enlève du naturel, bien sûr et, privé du naturel, je m’ennuie moi-même. Sur un plateau de théâtre, au contraire, je suis naturel, c’est-à-dire que je ne pense pas à l’être ou à ne l’être pas et je partage avec mes collaborateurs que les ennuis et les joies d’une action commune. Cela s’appelle, je crois, la camaraderie, qui a été une des grandes joies de ma vie, que j’ai perdue à l’époque où j’ai animé un journal que nous avions fait en équipe, et que j’ai retrouvé dès que je suis revenu au théâtre. Voyez- vous, un écrivain travaille solitairement, est jugé dans la solitude, surtout se juge lui-même dans la solitude. Ce n’est pas bon, ce n’est pas sain. S’il est normalement constitué, une heure vient où il a besoin du visage humain, de la chaleur d’une collectivité. C’est même l’explication de la plupart des engagements d’écrivain : le mariage, l’Académie, la politique. Ces expédients n’arrangent rien d’ailleurs. On n’a pas plutôt perdu la solitude qu’on se prend à la regretter, on voudrait avoir, en même temps, les pantoufles et le grand amour, on veut être de l’académie sans cesser d’être anticonformiste, et les engagés de la politique veulent bien qu’on agisse et qu’on tue à leur place mais à condition qu’ils gardent le droit de dire que ce n’est pas bien du tout. Croyez- moi, la carrière d’artiste aujourd’hui n’est pas une sinécure. Pour moi, en tout cas, le théâtre m’offre la communauté dont j’ai besoin, les servitudes matérielles et les limitations dont tout homme et tout esprit ont besoin. Dans la solitude, l’artiste règne, mais sur le vide. Au théâtre, il ne peut régner. Ce qu’il veut faire dépend des autres. Le metteur en scène a besoin de l’acteur qui a besoin de lui. Cette dépendance mutuelle, quand elle est reconnue avec l’humilité et la bonne humeur qui conviennent, fonde la solidarité du métier et donne un corps à la camaraderie de tous mes jours. Ici, nous sommes tous liés les uns aux autres, sans que chacun cesse d’être libre, ou à peu près : n’est-ce pas une bonne formule pour la future société ? Oh ! Entendons-nous ! Les acteurs, en tant que personnes sont aussi décevants que n’importe quelle créature humaine, y compris le metteur en scène ; et d’autant plus parfois qu’on s’est laissé à beaucoup les aimer. Mais les déceptions, si déception il y a, surviennent le plus souvent après la période de travail, quand chacun retourne à sa nature solitaire. On dit avec la même conviction dans ce métier, où l’on n’est pas fort sur la logique, que l’échec gâte les troupes, et le succès aussi. Il n’en est rien.
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Mais pour en rester aux considérations personnelles, je dois ajouter que le théâtre m’aide aussi à fuir l’abstraction qui menace tout écrivain. De même qu’au temps où je faisais du journalisme, je préférais la mise sur le marbre de l’imprimerie à la rédaction de ces sortes de prêches qu’on appelle éditoriaux, de même j’aime qu’au théâtre que l’œuvre prend racine dans le fouillis des projecteurs, des praticables, des toiles et des objets. Je ne sais qui a dit que pour bien mettre en scène il fallait connaître par les bras le poids du décor. C’est une grande règle d’art et j’aime ce métier qui m’oblige à considérer en même temps que la psychologie des personnages, la place d’une lampe ou d’un pot de géranium, le grain d’une étoffe, le poids et le relief d’un caisson qui doit être porté aux cintres. Lorsque mon ami Mayo dessiner les décors des Possédés nous étions d’accord pour penser qu’il fallait commencer par des décors construits, un salon lourd, des meubles, le réel enfin, pour enlever peu à peu la pièce, vers une région plus élevée, moins enracinée dans la matière, et styliser alors le décor. La pièce se termine ainsi dans une sorte d’irréelle folie, mais elle est partie d’un lieu précis et chargé de matière. N’est-ce pas la définition même de l’art Voilà il me semble assez de raisons personnelles qui expliquent que je donne au théâtre un temps que je refuse avec obstination aux dîners en ville et au monde où l’on s’ennuie. Ce sont des raisons d’homme mais j’ai aussi des raisons d’artiste, c’est-à-dire plus mystérieuse. Et d’abord je trouve que le théâtre est un lieu de vérité. On dit généralement, il est vrai, que c’est le lieu de l’illusion. N’en croyez rien. C’est la société plutôt qui vivrait d’illusions et vous rencontrerez sûrement moins de cabotins à la scène qu’à la ville."

"On ne pense que par images, si tu veux être philosophe écris des romans", Albert Camus


Correspondances 2014 : le dossier pré-rédactionnel
Entreprendre l'écriture d'un roman pour apprendre, "en lisant, en écrivant"
Une mise en perspective historique et critique dans le cadre de l'aventure d'écriture d'un roman collectif interactif :
une enquête anthropologique sur la place du sujet dans l'histoire de la communication et des représentations.
L'autre, un sujet en question : de cercles-frictions en "Cercles/Fictions"
pour une "échologie du temps perdu et retrouvé"


Du cadre spatio-temporel au "paysage mental" d'André Breton
"On ne pense que par images, si tu veux être philosophe écris des romans", Albert Camus


cf. Rubrique "Le style"

 "Le style, c'est l'homme même"

cf Rubrique : "Le paysage mental"

à suivre..

http://tempoecorrespondances2014.blogspot.com


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